Programme
en douze étapes
— Mais c’est pas vrai ! m’exclamai-je. Je vous ai dit que ce type n’était pas mon…
Avant de conclure, je me retrouvai de nouveau sous l’emprise d’un sort d’entrave. Le policier, qui ne m’avait prêté aucune attention, me laissa seule avec Cortez. Quand la porte se referma, celui-ci dénoua le sortilège. Je voulus m’emparer de la poignée de porte mais il retint ma main.
— Sale fils de pute manipulateur ! Je n’en reviens pas que vous leur ayez dit… j’ai dit à ce flic… personne ne m’écoute ! Eh bien, ils vont m’écouter maintenant. Je n’ai rien signé, donc si vous avez des papiers portant ma signature, je prouverai qu’ils sont faux. Quelle que soit la pénalité pour se faire passer pour l’avocat d’un client…
— Ils ne vont pas déposer de plainte.
Une pause.
— Quoi ?
— Ils n’ont pas assez de preuves pour déposer de plainte à l’heure actuelle, et je doute qu’ils trouvent jamais celles dont ils ont besoin. En raison de la nature des blessures infligées à M. Cary, il est impossible d’affirmer que vous avez poussé par la fenêtre. Par ailleurs, j’ai démontré qu’il n’y a aucune preuve que vous soyez entrée en contact physique avec lui à l’heure de son décès. Son bureau avait été nettoyé samedi soir. Les seules empreintes digitales qu’on y ait trouvées appartenaient à M. Cary et à sa femme de ménage, tout comme les seules empreintes de pas sur la moquette proche de son bureau, où elle avait passé l’aspirateur. Les lieux ne comportent aucune trace de lutte. Son corps non plus. Il semblerait que le siège de M. Cary ait été soulevé du sol sans intervention humaine avant d’être propulsé par la fenêtre avec une grande force.
— Comment l’expliquent-ils ?
— Ils ne l’expliquent pas. Ils pensent peut-être que vous l’avez tué, mais ils ne peuvent pas le prouver.
— Comment…, dis-je avant de m’interrompre. Ils croient que j’ai fait appel à la sorcellerie ?
— C’est le consensus général, bien qu’ils aient le bon sens de ne pas le mentionner dans les papiers officiels. Comme ce genre d’accusation ne tiendra jamais devant un jury d’accusation, vous êtes libre. (Cortez consulta sa montre.) Nous ferions mieux de partir. Je crois que Savannah commence à s’impatienter. Nous avons de la paperasse à remplir avant qu’on puisse vous laisser partir. J’insiste pour que vous évitiez de parler à tout représentant des forces de l’ordre que nous croiserons lors de notre départ. En tant qu’avocat, je m’occuperai de toutes les communications externes en ces lieux.
— En tant qu’avocat… ?
— Je crois vous avoir prouvé que mes intentions sont…
— Irréprochables ? (Je croisai son regard et n’élevai pas la voix.) Mais ce n’est pas le cas, hein ?
— Je ne travaille pas pour…
— Non, probablement pas. J’accepte votre histoire selon laquelle vous êtes ici pour m’offrir vos services afin de servir votre carrière… à mes frais.
— Je ne…
— Est-ce que je vous le reproche ? Non. Je suis chef d’entreprise. Je sais ce que doivent faire les gens de notre âge pour monter en grade. Je suis obligée de me vendre moins cher que mes concurrents. Vous devez accepter des affaires dont les vôtres ne voudront jamais. Si vous voulez me facturer cette journée, allez-y, je vous paierai. Vous l’avez mérité. Mais je ne peux pas – je ne veux pas – travailler avec vous. Vous êtes un étranger. Doublé d’un mage. Je ne peux pas vous faire confiance. Tout se réduit à ça.
Je me détournai puis m’éloignai.
Terminer la paperasse se révéla une véritable épreuve. L’employé à la mine sévère remplissait les formulaires si lentement qu’on aurait cru son poignet cassé. Pire encore, Flynn et les autres policiers, sur le côté, me lançaient des regards noirs qui me disaient que je ne les avais pas dupés, que je n’étais qu’une criminelle de plus qui leur filait entre les doigts.
Cortez, comme je m’y attendais, n’accepta pas si facilement sa défaite. Il resta dans les parages pour m’aider à remplir les papiers et je le laissai faire. Pourquoi ? Parce que six heures de captivité m’avaient suffi. Si la police savait que ma libération avait été arrangée par un homme qui se faisait passer pour mon avocat, pouvait-on me remettre en taule ? M’accuser d’escroquerie ? Sans doute pas, mais je ne connaissais pas les lois à ce sujet et, maintenant que j’étais libre, je ne comptais pas poser de questions hypothétiques qui risquaient de me faire jeter en prison. Je ne révélai pas que Cortez n’était pas mon avocat, mais je n’affirmai pas non plus le contraire. Je me contentai de l’ignorer et laissai la police tirer ses propres conclusions.
Quand j’allai chercher Savannah, Cortez se retira. Il se contenta de marmonner un au revoir. En toute franchise, j’avais un peu pitié de lui. Mage ou pas, il m’avait aidée et ça ne lui avait rien apporté. J’espérais qu’il prendrait au mot ma proposition de paiement. Au moins ses efforts seraient-ils quelque peu récompensés.
Je trouvai Savannah dans la salle d’attente – la salle d’attente publique – parmi une demi-douzaine d’étrangers, dont aucun ne correspondait aux policiers armés mentionnés par l’officier Flynn. N’importe qui aurait pu entrer dans cette pièce, y compris Leah. Dans le sillage de ma colère, je remerciai de nouveau Lucas Cortez mentalement pour m’avoir fait sortir. S’il ne m’envoyait pas de facture, je me promis de retrouver sa trace pour le payer quand même.
La salle d’attente ressemblait à toutes celles que je connaissais avec ses meubles bon marché, ses affiches jaunissantes et ses piles de revues de l’année précédente. Savannah monopolisait trois chaises sur lesquelles elle s’était étendue pour dormir.
Je m’agenouillai près d’elle et la secouai doucement par l’épaule. Elle marmonna quelque chose puis repoussa ma main.
— Savannah, ma puce, il est l’heure de rentrer.
Elle ouvrit les yeux. Elle cligna des paupières puis chercha à faire le point.
— De rentrer ? demanda-t-elle en se redressant sur un coude, un sourire aux lèvres. On t’a libérée ?
Je hochai la tête.
— Je suis libre de partir. Ils ne déposent pas de plainte.
À ces mots, une dame âgée se retourna pour me dévisager puis marmonna quelque chose à son voisin. Je fus envahie par une envie débordante de me justifier, de me tourner vers ces étrangers pour leur dire que je n’avais rien fait de mal et que ma présence ici était une erreur. Je ravalai cette impulsion et aidai Savannah à se relever.
— Tu es restée ici pendant tout ce temps ? lui demandai-je.
Elle hocha la tête d’un air somnolent.
— Je suis vraiment désolée, ma puce.
— C’est pas ta faute, répondit-elle en étouffant un bâillement. Et puis c’était pas si terrible. Y avait des flics dans les parages. Leah n’aurait jamais rien tenté ici. (Elle se tourna vers moi.) Qu’est-ce qui s’est passé là-dedans ? Ils ont pris tes empreintes et tout ? Tu vas avoir un casier judiciaire ?
— Mon Dieu, j’espère que non. Sortons d’ici et je vais t’expliquer tout ce que je pourrai.
Une petite foule s’amassait devant l’entrée. Enfin, « petite » comparée, disons, à celle qui remplit le stade de Fenway Park un soir de match de base-ball. Je vis des gens des médias, d’autres qui brandissaient des pancartes, des goules déguisées en touristes et décidai que j’en avais assez vu. Ils étaient sans doute là pour couvrir un « véritable » événement, sans aucun rapport avec moi, mais je choisis malgré tout de sortir par-derrière afin de ne pas déranger leur veille.
La police avait remorqué ma voiture jusqu’au poste, ce qui nous évitait de devoir trouver un moyen de transport mais signifiait aussi qu’elle l’avait fouillée. Bien que ma voiture soit bien rangée, ils avaient réussi à déplacer tout ce qui n’était pas fixé et ils avaient laissé des traces de poudre partout. Pour les empreintes digitales, supposai-je, bien que n’ayant aucune idée des raisons qui avaient pu les y pousser. Compte tenu du faible taux d’homicides dans le coin, ils profitaient sans doute de la moindre occasion pour s’entraîner à toutes les techniques apprises à l’école de police.
Comme j’avais une réunion de Convent à 19 h 30 à Belham, on dîna sur le pouce, Savannah et moi, avant de nous rendre tout droit là-bas sans passer par chez nous.
Il était 19 h 27 quand on atteignit la salle communale de Belham. Oui, j’ai bien dit salle communale. Nous avions une réservation permanente pour le troisième dimanche de chaque mois, jour où notre « club du livre » se réunissait dans le local principal. Nous nous faisions même livrer à manger par la pâtisserie locale. Quand des femmes de la ville demandaient à rejoindre notre club, nous leur répondions à grand regret que nous étions déjà au complet, mais inscrivions leur nom sur liste d’attente.
Notre Convent comptait quatorze sorcières initiées et cinq néophytes. Ce terme désigne les jeunes filles de dix à quinze ans. Les sorcières atteignent leurs pleins pouvoirs lors de leurs premières règles, et les néophytes sont donc les filles qui viennent à peine d’entrer dans cette phase. Lors de leur seizième anniversaire, à supposer qu’elles aient eu leurs premières règles, les sorcières sont initiées, c’est-à-dire qu’elles reçoivent le droit de vote et commencent à apprendre les sorts de niveau deux. À vingt et un ans, elles passent au niveau trois, et à vingt-cinq ans au quatrième et dernier. On peut faire quelques exceptions. Ma mère m’a fait passer au troisième niveau à dix-neuf ans et au quatrième à vingt et un. J’en aurais été très fière si Savannah ne m’avait pas surpassée – avant même d’atteindre ses pleins pouvoirs.
Tandis que Savannah et moi traversions le parking, un monospace se gara. Je m’arrêtai pour voir descendre Grâce, la sœur aînée d’Abby, accompagnée de ses deux filles. Brittany, quatorze ans, nous salua puis nous rejoignit en trottinant.
— Tiens, Savannah et Paige, dit-elle. Maman nous a dit que vous n’alliez pas…
— Je croyais que vous ne veniez pas, dit Grâce qui s’approchait de nous en fronçant les sourcils.
— C’est sûr que j’ai bien failli ne pas pouvoir, répondis-je. Tu n’imagines pas la journée que j’ai eue.
— J’en ai entendu parler.
— Ah oui ? J’imagine que la nouvelle circule.
Grâce se détourna pour enguirlander Kylie, sa fille de dix-sept ans, qui se trouvait toujours dans le monospace à bavarder sur son téléphone portable.
Donc, le Convent avait déjà appris la mort de Cary ? J’avais… espéré qu’il n’en savait rien. Si la nouvelle ne lui était pas encore parvenue, ça expliquerait pourquoi personne ne m’était venu en aide.
Les commentaires de Cortez sur le Convent me blessaient encore. Je comprenais pourquoi elles n’étaient pas venues m’aider au commissariat : elles ne pouvaient pas risquer d’être associées à moi. Mais elles auraient pu me trouver discrètement un avocat, non ? Ou au minimum envoyer Margaret s’assurer que Savannah allait bien ?
Grâce m’accompagna en silence jusqu’à la porte, puis se rappela soudain avoir oublié quelque chose dans le monospace. Je proposai d’y aller avec elle mais elle m’indiqua d’un signe que ce n’était pas la peine. Quand Brittany essaya de suivre Savannah à l’intérieur, sa mère la rappela. Je les entendis murmurer entre elles tandis que j’ouvrais la porte de la salle communale.
Lorsque j’entrai, tous les bavardages cessèrent et les têtes se tournèrent. Victoria parlait avec Margaret. Thérèse m’aperçut et fit signe à Victoria. Celle-ci leva les yeux et afficha brièvement une expression stupéfaite. Puis elle dit quelque chose à Margaret d’un ton cassant et s’avança vers moi à grands pas.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? siffla-t-elle quand elle fut assez proche pour que personne n’entende. Personne ne t’a suivie ? Personne ne t’a vue entrer ? Je n’en reviens pas que tu…
— Paige ! m’appela quelqu’un depuis l’autre côté de la pièce.
C’était Abby qui se précipitait vers moi, les bras ouverts aussi largement que son sourire. Elle m’accueillit dans son étreinte.
— Tu t’en es sortie, dit-elle. Dieu merci. Quelle affreuse journée tu as dû passer. Comment tu te sens, ma grande ?
J’étais tellement reconnaissante que j’aurais pu me laisser absorber par son étreinte.
— Ils ont retiré l’inculpation, dit Savannah.
— Il n’y en avait aucune, m’empressai-je de rectifier. La police n’a pas déposé de plainte.
— C’est formidable, dit Abby. Nous sommes tellement soulagées de voir que tu vas bien. (Elle se tourna vers les autres.) N’est-ce pas ?
J’entendis quelques murmures approbateurs. Ça n’avait rien d’une démonstration de soutien assourdissante, mais pour l’heure, ça me suffisait.
Abby m’étreignit de nouveau et en profita pour me chuchoter à l’oreille :
— Va t’asseoir, Paige. Ta place est ici. Ne les laisse pas dire le contraire.
Victoria me fusilla du regard puis rejoignit d’un pas majestueux sa place initiale. Je la suivis pour m’installer dans le fauteuil de ma mère. Et la réunion commença.
Après avoir parlé de la grossesse de Tina Moss et de la méchante varicelle d’Emma Alden, huit ans, Victoria daigna enfin mentionner mon problème. Et elle me fit très bien comprendre que c’était en effet le mien. Elles m’avaient déconseillé depuis le début d’accepter la garde de Savannah et cet incident ne faisait que confirmer leurs craintes. Ce qui les inquiétait le plus à présent, ce n’était pas que je perde Savannah mais que je révèle l’existence du Convent. Tout se ramenait à la peur. Donc, je devais régler seule cette histoire. Et je ne devais pas y impliquer d’autres sorcières du Convent. On m’interdisait même de demander à Abby de jouer les baby-sitters pour Savannah, car ça créait un lien public entre nous.
Quand Victoria en eut fini, je me ruai hors du bâtiment, défis le sort de verrouillage des portes, puis traversai le sort de périmètre en espérant que le signal d’alarme mental filerait aux Aînées une bonne migraine collective. Comment osaient-elles ! Le Convent existait pour deux raisons : réguler les affaires des sorcières et les aider. Elles avaient quasiment renoncé au premier de ces deux rôles en faveur du conseil interracial. À présent, elles rejetaient la responsabilité du deuxième. Mais qu’étions-nous donc en train de devenir ? Un club de loisirs pour sorcières ? Peut-être aurions-nous dû devenir un vrai club du livre. Au moins, nous aurions pu espérer quelques conversations intelligentes.
Furieuse, je traversai d’un pas vif le terrain de base-ball vide, mais je savais que je ne pouvais pas partir. Savannah était toujours à l’intérieur. Les Aînées ne la laisseraient pas me rejoindre, ni elle ni les autres. Comme une petite fille qui pique une crise, j’étais censée revenir une fois calmée.
— Puis-je supposer que les choses ne se passent pas très bien ?
Je pivotai pour trouver Cortez derrière moi. Avant que je puisse l’enguirlander, il poursuivit :
— Hier, j’ai remarqué une réunion de club du livre à 19 h 30 sur votre calendrier et je craignais que vous soyez assez obstinée pour y assister, malgré le danger inhérent au fait de conserver des activités régulières…
— Parlez français, aboyai-je.
Il continua sans se laisser démonter :
— Quoi qu’il en soit, je comprends maintenant que vous ne commettiez pas d’imprudence en assistant à une simple réunion de club du livre, mais que vous vous entreteniez avec votre Convent et obteniez son aide pour mettre notre plan à exécution. À présent, vous vous rappelez sans doute que la troisième étape de la liste initiale consistait à recruter les membres de votre Convent pour qu’il vous soutienne discrètement…
— Laissez tomber, monsieur le conseiller. Ils ne vont pas me soutenir, ni discrètement ni de quelque manière que ce soit. On vient de m’interdire d’imposer mon problème – mon problème – aux autres membres du Convent.
Je regrettai ces mots sitôt qu’ils eurent franchi mes lèvres. Avant que je puisse faire marche arrière, Cortez murmura « Je m’en occupe » et s’éloigna, me laissant une fraction de seconde en proie à une panique aveugle quand je compris ce qu’il comptait faire. Le temps que je m’élance à sa suite, il avait atteint les portes de la salle communale. D’un geste vif, il dénoua tous les sorts actifs, puis entra d’un pas décidé.